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Son mariage était fondé sur un mensonge.
« Mon premier mariage », précisa Clayton. Bon, le second aussi. Celui-là, il l’aborderait bien assez tôt. La route était longue jusqu’au Connecticut. Ça me laissait le temps nécessaire pour entendre toute l’histoire.
Il raconta d’abord son mariage avec Enid. Une fille qu’il avait connue au lycée de Tonawanda, une banlieue de Buffalo. Ensuite il était allé à Canisius, la fac créée par les jésuites, suivre des études de commerce saupoudrées de philosophie et de théologie. Bien sûr, puisque ce n’était pas si loin, il aurait pu continuer à vivre à la maison et faire la navette ; mais il avait dégoté une chambre bon marché tout près du campus, estimant que, même si la fac en était proche, il était temps pour lui de quitter le toit familial.
Son cursus terminé, devinez qui l’attendait dans son ancien quartier ? Enid. Ils commencèrent à sortir ensemble, et il constata que c’était une fille volontaire, habituée à obtenir ce qu’elle voulait des autres. Elle tirait profit de ses avantages. Elle était séduisante, avait une plastique d’enfer doublée d’un formidable appétit sexuel, du moins les premiers temps.
Un soir, les larmes aux yeux, elle lui annonce qu’elle a du retard. Oh non, proteste Clayton Sloan, qui songe d’abord à ses parents, combien ils auront honte de lui. Des gens si soucieux des apparences, avec une catastrophe pareille, leur garçon engrossant une fille, sa mère voudra déménager afin d’éviter les ragots des voisins.
Il n’y avait donc pas grand-chose d’autre à faire que se marier. Et tout de suite.
Deux mois après, Enid dit qu’elle se sent mal, qu’elle a rendez-vous chez son médecin, le Dr Gibbs. Elle s’y rend seule, revient en disant qu’elle l’a perdu. Plus de bébé. Grosses larmes. Un jour, au restaurant, Clayton voit le Dr Gibbs, va à sa rencontre et lui dit : « Je sais que l’endroit est mal choisi, que je devrais prendre rendez-vous et vous poser la question à votre cabinet, mais le fait qu’Enid ait perdu le bébé ne l’empêchera pas d’en avoir un autre, n’est-ce pas ?
– Comment ? » répond le Dr Gibbs.
Désormais, Clayton sait à qui il a affaire : à une femme qui dira n’importe quoi, qui inventera n’importe quel mensonge pour obtenir ce qu’elle veut.
Il aurait dû partir à ce moment-là. Mais Enid lui avait juré qu’elle était désolée, qu’elle pensait de bonne foi être enceinte, mais avait eu peur d’aller chez le médecin se le faire confirmer, et que, en fin de compte, elle s’était trompée. Clayton ne sait pas s’il doit la croire et, de nouveau, s’inquiète de la honte qui rejaillira sur lui et sa famille s’il quitte Enid, s’il entame une procédure de divorce. Et là, Enid tombe malade, reste un moment alitée. Réalité ou simulation ? Il l’ignore, mais sait qu’il ne peut pas la quitter dans cet état.
Plus il reste, plus il lui semble difficile de partir. Il apprend très vite que ce qu’Enid veut, elle l’obtient. Sinon, ça barde. Hurlements, accès de rage, objets lancés à travers la pièce. Une fois, alors qu’il se trouve dans son bain, Enid suggère en plaisantant d’y faire tomber son séchoir à cheveux électrique. Mais quelque chose dans ses yeux lui laisse penser qu’elle en serait capable, comme ça, sans avoir à y réfléchir à deux fois.
Il met à profil ses études de commerce, trouve un travail de représentant en fournitures pour ateliers d’usinage. Il sera obligé de sillonner le pays, un secteur entre Chicago et New York en passant par Buffalo. Il sera souvent absent, le prévient son futur employeur. C’est l’argument qui décide Clayton. Passer du temps loin des hurlements, des remarques ressassées, des regards bizarres qu’elle lui lance parfois, qui suggèrent que les rouages dans sa tête ne tournent pas toujours comme ils le devraient. Il redoute chaque retour à la maison, se demande quelle liste de doléances Enid lui aura préparée pour l’instant où il franchira le seuil. Qu’elle n’a pas assez de jolis vêtements, qu’il ne travaille pas suffisamment, que la porte de derrière grince et la rend folle. La seule raison pour laquelle ça vaut la peine de rentrer c’est Flynn, son setter irlandais. Le chien court systématiquement à la rencontre de la voiture de Clayton, comme s’il était resté assis sur la véranda depuis son départ, attendant son retour.
Puis elle tombe enceinte. Pour de vrai, cette fois. Un petit garçon. Jeremy. Comme elle aime cet enfant ! Clayton l’aime aussi, mais il comprend vite qu’il s’agit d’une compétition. Enid veut l’amour exclusif du garçon, et dès que Jeremy commence à marcher, elle entame sa campagne pour intoxiquer la relation entre le père et le fils. Si tu veux devenir quelqu’un de fort et de brillant, lui dit-elle, il faudra suivre mon exemple, parce qu’il n’y a aucun modèle masculin valable sous ce toit. Elle lui explique que son père n’en fait pas assez pour elle, que c’est vraiment triste que Jeremy lui ressemble autant, mais qu’il apprendra, avec le temps et des efforts, à surmonter ce handicap.
Clayton veut échapper à cette situation.
Mais quelque chose chez Enid le retient, une part sombre en elle, qui rend totalement imprévisible la manière dont elle prendrait la moindre allusion au divorce, ou même n’importe quelle forme de séparation.
Un jour, au moment de partir pour l’une de ses tournées commerciales prolongées, il lui annonce qu’il doit lui parler. De quelque chose de grave.
« Je ne suis pas heureux. Ça ne marche pas entre nous. »
Elle ne s’effondre pas en larmes. Ne demande pas ce qui va mal. Ni ce qu’elle pourrait faire pour sauver leur mariage, pour qu’il soit heureux.
En revanche, elle le regarde intensément. Il voudrait détourner les yeux, mais ne le peut pas, comme envoûté par son pouvoir maléfique. Regarder dans les yeux d’Enid, c’est comme regarder dans ceux du diable. Elle dit juste : « Tu ne me quitteras jamais. » Et sort de la pièce.
Il ressasse cette phrase durant sa tournée. C’est ce qu’on verra, se dit-il. C’est ce qu’on verra.
À son retour, le chien n’accourt pas lui faire la fête. Lorsqu’il ouvre la porte du garage pour rentrer la Plymouth, il trouve Flynn, une corde bien serrée autour du cou, pendu aux poutres.
Commentaire d’Enid :
« Encore heureux que ce n’ait été que le chien. »
Malgré tout l’amour qu’elle porte à Jeremy, elle est prête à laisser Clayton croire que le garçon serait en danger s’il décidait de la quitter.
Alors Clayton Sloan se résigne à cette vie de malheur, d’humiliation et de castration. Il a signé, et il va devoir en prendre son parti. Il traversera sa vie en somnambule, s’il est impossible de la traverser autrement.
Elle bourre le crâne de Jeremy d’idées fausses, le persuade que son père ne mérite pas son affection. Jeremy considère son géniteur comme un nul, juste un homme qui vit dans la même maison que sa mère et lui. Mais Clayton sait que Jeremy est une victime d’Enid au même titre que lui.
Comment ai-je pu en arriver là ? se demande-t-il.
À de nombreuses reprises, Clayton envisage de se suicider.
Il roule au cœur de la nuit. Il revient de Chicago, contourne le lac Michigan par le bas, traverse ce petit bout de l’Indiana. Il voit la butée d’un pont, et enfonce l’accélérateur. Cent dix kilomètres à l’heure, cent trente, cent cinquante. La Plymouth commence à vibrer. À cette époque, peu de voitures sont équipées de ceintures de sécurité, et lui, il a débouclé la sienne, de façon à être sûr de passer à travers le pare-brise et de mourir sur le coup. La voiture glisse sur le bas-côté, crache un Ilot de gravillons et de poussière, mais, au dernier moment, Clayton se dégonfle et braque pour revenir sur l’autoroute.
Une autre fois, à quelques kilomètres de Battle Creek, le courage lui manque, il redresse sa trajectoire, mais, à cette vitesse, le pneu avant droit heurte l’arête de l’accotement, et il perd le contrôle du véhicule. Qui franchit deux voies, coupe la trajectoire d’un semi-remorque, laboure le terre-plein central, finit par s’arrêter dans l’herbe haute.
En général, il change d’avis à cause de Jeremy. Son fils. Il craint de le laisser seul avec elle.
Un jour, il doit s’arrêter à Milford. Il rôde en quête de nouveaux clients, de nouvelles entreprises à fournir.
Il entre s’acheter une confiserie dans un drugstore. Derrière le comptoir, il y a une femme. Elle porte un petit badge marqué « Patricia ».
Elle est magnifique. Rousse.
Elle paraît si gentille. Si honnête.
Il y a une douceur dans son regard. Une gentillesse. Après avoir tellement évité les yeux noirs d’Enid ces dernières années, en voir tout à coup d’aussi beaux lui donne le vertige.
Il prend un temps fou pour acheter cette barre chocolatée. Papote sur la météo, raconte que deux jours plus tôt il se trouvait à Chicago, qu’il passe le plus clair de sa vie sur les routes. Puis il dit, presque sans s’en rendre compte :
– Vous voulez déjeuner avec moi ?
Patricia sourit, lui répond de bien vouloir repasser une demi-heure plus tard, qu’elle aura une heure de libre.
Pendant ces trente minutes, tout en arpentant les magasins de Milford, il se demande ce qui lui prend. Il est marié. Il a une femme, un fils, une maison, un boulot.
Mais tout cela ne fait pas une vie. Et c’est ça qu’il veut : une vie.
Devant un sandwich au thon, dans un café voisin, Patricia lui explique qu’elle ne déjeune jamais avec des hommes qu’elle vient de rencontrer, mais que quelque chose l’intrigue en lui.
– Comment ça ? demande-t-il.
– Je crois connaître votre secret. J’ai du flair avec les gens, et avec vous, j’ai une vraie intuition.
Seigneur, ça se voit à ce point ? Elle devine qu’il est marié ? Elle lit dans les pensées ? Alors qu’au moment de leur rencontre, il portait des gants, et qu’à présent, il planque son alliance dans sa poche ?
– Quelle sorte d’intuition ?
– Vous me donnez l’impression d’être tourmenté. C’est pour ça que vous sillonnez le pays ? Vous êtes à la recherche de quelque chose ?
– C’est juste pour mon boulot, répond-il.
Alors Patricia sourit.
– Pas sûr. Si ça vous a conduit ici, à Milford, il doit y avoir une raison. Peut-être que vous parcourez le pays parce que vous êtes censé trouver quelque chose. Je ne dis pas que c’est moi. Quelque chose, en tout cas.
En fait, c’est elle. Il en est certain.
Il lui dit s’appeler Clayton Bigge. C’est comme si l’idée lui était venue avant qu’il en ait eu vraiment conscience. Peut-être au début n’envisageait-il qu’une aventure, et s’il a pris un faux nom, ce n’était pas dans une mauvaise intention.
Pendant les mois suivants, si ses tournées ne le conduisent pas au-delà de Torrington, il pousse jusqu’à Milford pour voir Patricia.
Elle l’adore. Elle lui donne le sentiment d’être important. Le sentiment de compter, de valoir la peine.
En rentrant chez lui par la New York Thruway, il étudie la logistique.
Son entreprise est en train de réorganiser certains itinéraires commerciaux. Il pourrait obtenir celui qui couvre le secteur entre Hartford et Buffalo. Laisser tomber Chicago. De cette façon, à chaque extrémité du circuit…
Il y a aussi la question financière.
Mais Clayton gagne bien sa vie. Il a déjà pris des mesures exceptionnelles pour dissimuler à Enid combien d’argent il épargne. Peu importe ce qu’il rapporte, ce n’est jamais assez pour elle. Elle le rabaisse sans cesse. Et elle dépense toujours tout. Alors autant qu’il en mette de côté.
Ça pourrait suffire, songe-t-il. Tout juste suffire pour un second foyer.
Comme ce serait merveilleux, au moins à mi-temps, d’être heureux.
Lorsqu’il lui demande de l’épouser, Patricia accepte. Elle a déjà perdu son père, mais sa mère semble plutôt contente. Sa sœur Tess, en revanche, n’est jamais chaleureuse avec lui. Comme si elle savait que quelque chose cloche, mais sans pouvoir mettre le doigt dessus. Il sait qu’elle ne lui fait pas confiance, qu’elle ne le fera jamais, et il se montre particulièrement prudent en sa présence. Il sait aussi que Tess a parlé de son impression à Patricia, mais Patricia l’aime, elle l’aime sincèrement et le défend toujours.
En allant acheter les alliances avec Patricia, il fait en sorte qu’elle lui choisisse le même modèle que celui qu’il a dans la poche. Plus tard, il retourne au magasin se faire rembourser, et peut alors porter en permanence la bague qu’il possède déjà. Il fait diverses démarches administratives, aussi bien municipales que fédérales, pour obtenir frauduleusement un permis de conduire ou une carte de bibliothèque – c’était bien moins compliqué à l’époque que ça ne l’est devenu après le 11 Septembre – afin de pouvoir embobiner le bureau des mariages le moment venu.
Il est obligé de tromper Patricia, mais il essaie de se montrer bon avec elle. Quand il est à la maison, en tout cas.
Elle lui donne deux enfants. D’abord un garçon, qu’ils nomment Todd. Ensuite, deux ans plus tard, une petite fille baptisée Cynthia.
Il lui faut jongler de manière insensée entre ses deux familles.
Une dans le Connecticut. Une autre au nord de l’État de New York. Les allers-retours entre les deux.
Quand il est Clayton Bigge, il ne cesse de penser au moment où il devra repartir pour redevenir Clayton Sloan. Et quand il est Clayton Sloan, il ne pense qu’à reprendre la route pour retrouver la peau de Clayton Bigge.
Être Sloan est plus facile. Au moins est-ce son véritable nom. Il a moins à s’inquiéter. Son permis, tous les papiers à ce nom sont légaux.
Tandis qu’à Milford, lorsqu’il est Clayton Bigge, le mari de Patricia, le père de Todd et Cynthia, il doit constamment être sur ses gardes. Ne pas dépasser la vitesse autorisée. S’assurer de mettre de l’argent dans le parcmètre. Il veut éviter à tout prix que l’on vérifie sa plaque d’immatriculation. Chaque fois qu’il se rend dans le Connecticut, il prend un chemin de traverse, dévisse les plaques orange clair de l’État de New York, les remplace par des plaques bleues du Connecticut, volées. Et remet celles de l’État de New York en rentrant à Youngstown. Il doit sans cesse penser à tout, tenir compte du lieu où il téléphone pour ses appels longue distance, veiller à ne pas acheter quelque chose sous le nom de Clayton Bigge ni donner son adresse de Milford.
Toujours se servir d’argent liquide. Ne jamais laisser de traces de papier.
Tout est faux dans sa vie. Son premier mariage est bâti sur le mensonge d’Enid concernant sa pseudo-grossesse. Le second est fondé sur les mensonges qu’il a dits à Patricia. Mais malgré toutes ces impostures, cette duplicité, il est parvenu à trouver un véritable bonheur, il a connu des moments où…
– Je dois uriner, déclara Clayton, interrompant son récit.
– Comment ?
– J’ai besoin d’uriner. Sauf si vous voulez que je me soulage dans la voiture.
Nous venions de passer devant un panneau annonçant une station-service.
– On va bientôt pouvoir s’arrêter. Comment vous sentez-vous ?
– Pas terrible, répondit-il, avant de tousser plusieurs fois. Il faut que je boive. Et je reprendrais bien quelques Tylenol.
Nous avions quitté sa maison si précipitamment que je n’avais pas pensé à emporter une bouteille d’eau. Nous avions plutôt bien roulé. Il était presque quatre heures du matin, et nous approchions d’Albany. En fait, il fallait prendre de l’essence, ça tombait à pic pour un arrêt pipi.
J’aidai Clayton à se traîner dans les toilettes pour hommes, attendis qu’il ait terminé sa petite affaire, et je le soutins pour se réinstaller dans la voiture. Ce court trajet l’avait épuisé.
– Restez là, je vais chercher de l’eau.
Je courus acheter un pack de six bouteilles, revins à la Honda, en tendis une, décapsulée, à Clayton. Il but une longue gorgée, prit les quatre comprimés de Tylenol que j’avais déposés dans sa main et les avala un par un. Ensuite, je fis le plein à la pompe, avec le reste de liquide que j’avais dans mon portefeuille. Je ne voulais pas utiliser ma carte de crédit, de peur de me faire repérer par la police qui aurait très bien pu avoir déjà deviné qui avait enlevé Clayton.
En regagnant la voiture, je me dis qu’il était peut-être temps de mettre Rona Wedmore au courant des derniers événements. À mesure que Clayton parlait, je sentais que j’approchais de la vérité qui mettrait fin, une fois pour toutes, aux suspicions de l’inspecteur au sujet de Cynthia.
Je fouillai dans la poche de mon jean, et sortis la carte de visite qu’elle m’avait donnée lors de sa visite-surprise le matin précédent, avant que je parte en quête de Vince Fleming.
Sur la carte figuraient ses numéros de bureau et de portable, mais pas celui du domicile. Il y avait de grandes chances que Wedmore dorme à cette heure de la nuit, mais j’étais prêt à parier qu’elle gardait son portable près de son lit, et qu’il restait allumé vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Je démarrai et m’écartai des pompes pour me ranger un moment sur le côté.
– Qu’est-ce que vous faites ? demanda Clayton.
– Je passe quelques coups de fil.
Cependant, avant d’essayer de contacter l’inspecteur, je fis une nouvelle tentative pour joindre Cynthia. Elle ne décrocha ni son portable ni le téléphone de la maison.
Assez bizarrement, cela me rassura. Si je ne savais pas où elle se trouvait, il n’y avait aucune raison que Jeremy ou sa mère le sachent non plus. Disparaître avec Grace avait été, en l’occurrence, une décision fort judicieuse.
Mais j’avais quand même besoin de savoir où elle était. Si elle allait bien. Si Grace allait bien également.
J’envisageai d’appeler Rolly, mais songeai que s’il avait appris quoi que ce soit, il m’en aurait informé. Or je ne voulais pas utiliser mon téléphone plus que nécessaire. La batterie ne baissait pas si rapidement que ça lorsqu’il était allumé, mais il en allait tout autrement dès qu’on commençait à parler.
Je fis donc le numéro de Rona Wedmore. Elle décrocha à la quatrième sonnerie.
– Wedmore, annonça-t-elle, faisant de son mieux pour paraître réveillée et alerte, bien qu’on entendît plutôt « Wed-more » en deux syllabes distinctes.
– C’est Terry Archer.
– Monsieur Archer, répéta-t-elle, déjà plus concentrée. Que se passe-t-il ?
– Je vais très vite vous informer de certaines choses. La batterie de mon portable est presque à plat. Il faut que vous guettiez ma femme. Un homme nommé Jeremy Sloan, ainsi que sa mère, Enid Sloan, se dirigent vers le Connecticut, depuis la région de Buffalo. Je crois qu’ils ont l’intention de retrouver Cynthia et de la tuer. Le père de Cynthia est vivant. Je le ramène avec moi. Si vous trouvez Cynthia et Grace, surveillez-les, ne les quittez pas des yeux jusqu’à mon retour.
Je m’attendais à « Quoi ? » ou au moins à « Hein ? ». À la place, j’eus droit à : « Où êtes-vous ? »
– Sur la New York Thruway, je reviens de Youngstown. Vous connaissez Vince Fleming, n’est-ce pas ? Vous avez dit que oui.
– En effet.
– Je l’ai laissé dans une maison de Youngstown, au nord de Buffalo. Il essayait de m’aider. Enid Sloan lui a tiré dessus.
– Tout cela ne tient pas debout, déclara Wedmore.
– Sans blague. Cherchez ma femme, c’est tout, d’accord ?
– Dites-m’en un peu plus sur ce Jeremy Sloan et sa mère. Ils roulent dans quoi ?
– Une voiture marron. Une…
– Impala, compléta Clayton à voix basse. Une Chevy Impala.
– Chevrolet Impala, répétai-je. Immatriculée… ? ajoutai-je en regardant Clayton, qui secoua la tête. Non, je n’ai pas l’immatriculation.
– Vous êtes sur le chemin du retour ? demanda Wedmore.
– Oui, je serai là dans quelques heures. Cherchez-la, s’il vous plaît. J’ai déjà demandé à mon proviseur, Rolly Carruthers, d’en faire autant.
– Dites-moi ce que…
– Je dois y aller, la coupai-je.
Mon téléphone refermé et rangé dans ma veste, je remis le levier automatique sur « drive », puis regagnai l’autoroute. Ensuite, je demandai à Clayton de reprendre son récit là où il l’avait interrompu.
– Alors, vous avez connu des moments de bonheur ?
Clayton s’exécuta.
S’il lui arrive de connaître des moments de bonheur, c’est uniquement lorsqu’il est Clayton Bigge. Il adore être un père pour Todd et Cynthia. Pour autant qu’il le sache, ses enfants l’aiment en retour, l’admirent même peut-être. Ils semblent le respecter. On ne leur a pas inculqué, jour après jour, l’idée qu’il était nul. Ce qui ne veut pas dire qu’ils font tout ce qu’on leur demande, mais quel gosse le fait ?
Parfois, le soir dans le lit, Patricia remarque :
« On dirait que tu es ailleurs. Tu as ce regard, comme si tu n’étais pas là. Et tu parais triste. »
Alors il la prend dans ses bras, lui assure que c’est là le seul endroit où il désire être, et c’est la vérité. Il n’a jamais rien dit de plus sincère. Par moments, il voudrait tout lui avouer, parce qu’il déteste que sa vie avec elle soit fondée sur un mensonge. Il déteste son autre vie.
Parce que voilà ce qu’est devenue la vie avec Enid et Jeremy. L’autre vie. Même si c’est celle par laquelle il a commencé, même si c’est celle où il peut utiliser son vrai nom, montrer ses vrais papiers si un policier l’arrête, c’est la vie vers laquelle il ne supporte plus de retourner, semaine après semaine, mois après mois, année après année.
Mais, bizarrement, il finit par s’y habituer. Il s’habitue aux bobards, à jongler avec tout ça, à expliquer par des histoires fallacieuses pourquoi il doit s’absenter au moment des fêtes. S’il est à Youngstown le 25 décembre, il va en catimini dans une cabine téléphonique, lesté de monnaie, appeler Patricia pour lui souhaiter ainsi qu’aux enfants un joyeux Noël.
Un jour, dans la maison de Youngstown, il s’isole dans un coin et laisse couler les larmes. Juste quelques pleurs, de quoi atténuer la tristesse, soulager la tension. Mais Enid l’entend, entre dans la pièce et s’assoit près de lui.
Il essuie ses joues, se ressaisit.
Enid pose la main sur son épaule, lui dit : « Ne fais pas le bébé. »
Bien entendu, la vie à Milford ne fut pas toujours idyllique. À dix ans, Todd attrapa une pneumonie dont il guérit sans aucune séquelle. Et Cynthia, une fois adolescente, commença à leur donner du fil à retordre. À se révolter. À avoir de mauvaises fréquentations. À expérimenter des choses qui n’étaient pas de son âge. Comme picoler, et Dieu sait quoi d’autre.
C’était à lui qu’incombait la discipline. Patricia se montrait toujours plus patiente, plus compréhensive.
« Ça lui passera, disait-elle. Ce n’est pas une mauvaise gosse. On doit juste être là pour elle. »
Simplement, Clayton voulait que la vie à Milford soit parfaite. Et elle l’était presque.
Mais il devait reprendre la voiture, retourner travailler et rentrer à Youngstown.
Depuis le début, il se demandait combien de temps il tiendrait le coup.
Il arrivait que les piliers des ponts lui semblent de nouveau une solution.
Parfois, en se réveillant le matin, il ne savait plus où il se trouvait. Qui il était ce jour-là.
Il commettait des erreurs.
Un jour, il était allé faire quelques achats à Lewiston, avec une liste de courses rédigée par Enid. Une semaine plus tard, alors que Patricia s’occupait du linge, elle entra dans la cuisine avec un papier à la main et demanda :
« Qu’est-ce que c’est ? Je l’ai trouvé dans la poche de ton pantalon. Ce n’est pas mon écriture. »
La liste de courses d’Enid.
Le cœur au bord des lèvres, Clayton réfléchit à toute vitesse.
« J’ai ramassé ça dans le chariot l’autre jour, sûrement la liste de la personne précédente. Je me suis dit que ce serait rigolo de comparer ce qu’on prend avec ce qu’achètent d’autres gens, alors je l’ai gardée. »
Patricia jeta un coup d’œil à la liste.
« En tout cas, ceux-là aiment les flocons de blé, comme toi.
– Oui, admit-il en souriant. De toute façon, je me doutais bien qu’ils ne fabriquaient pas ces millions de paquets juste pour moi. »
Il y eut évidemment la fois où il rangea une coupure de presse provenant d’un journal de la région de Youngstown, une photo de son fils avec son équipe de basket, dans le mauvais tiroir. Il l’avait découpée car, même si Enid faisait de son mieux pour monter Jeremy contre lui, il aimait quand même ce garçon. Il se reconnaissait en Jeremy, tout comme il se reconnaissait en Todd. C’était frappant de voir combien Todd, en grandissant, ressemblait à Jeremy au même âge. Haïr Jeremy, c’eût été haïr Todd, et cela lui était impossible.
Alors, à la fin d’une très longue journée, après un très long voyage, Clayton Bigge de Milford vida ses poches et déposa la photo de l’équipe de basket de son fils de Youngstown dans le tiroir de sa table de chevet. Il gardait la coupure parce qu’il était fier du garçon, même si sa mère lui avait monté la tête contre lui.
Il ne remarqua pas son erreur. La mauvaise photo dans la mauvaise maison, dans la mauvaise ville, dans le mauvais État.
Il fit une erreur similaire à Youngstown. Pendant longtemps, il l’ignora. Une autre coupure de presse ? Une liste de courses rédigée par Patricia ?
Il s’agissait en fait d’une facture de téléphone à l’adresse de Milford. Au nom de Patricia.
Facture qui retint l’attention d’Enid.
Et éveilla ses soupçons.
Mais Enid n’était pas du genre à demander des comptes. Enid menait d’abord sa propre enquête. Guettait d’autres signes. Accumulait peu à peu les preuves. Montait un dossier.
Lorsqu’elle pensa qu’il était suffisamment complet, elle décida de faire un petit voyage la prochaine fois que son mari Clayton quitterait la ville. Un jour, elle se rendit à Milford, dans le Connecticut. Bien sûr, c’était avant qu’elle se retrouve en fauteuil roulant. Quand elle disposait encore de toutes ses facultés motrices.
Elle se débrouilla pour faire garder Jeremy un jour ou deux.
« Je pars avec mon mari, cette fois », expliqua-t-elle.
Dans deux voitures séparées.
– Ce qui nous amène à la nuit en question, annonça Clayton, assis à côté de moi, la bouche desséchée, avant de boire une nouvelle gorgée d’eau.